Dostoïevski a toujours tenté les inventeurs de théories et de systèmes, de schémas et de grilles. Tentation naturelle, si l'on songe que l'écrivain était lui-même friand de ce genre de recettes, tout en les pourfendant chez les autres. Mariage de la carpe et du lapin, la Rezeptionkritik ne saurait se substituer en l'occurence à la critique du fait et du texte qui seule peut établir l'indispensable lien vivant entre l'écriture et le maître de l'écriture.Si Dostoïevski a été "le plus subjectif des romanciers qui se puissent concevoir" (Strakhov), sa subjectivité exemplaire lui a permis, selon l'heureuse expression de Tolstoï, de "découvrir en profondeur, à travers des personnages d'exception, ce qui est commun à tous, proche et familier". C'est d'abord au fond de lui-même que Dostoïevski a découvert l'Autre, version abîmée de son propre ego. Puis il a reconstruit, dans sa vie comme dans son oeuvre, un autrui sur mesure, dûment conditionné par lui et modelable au gré de ses caprices d'éternel expérimentateur.Piégeant soigneusement à l'extérieur les accès à son moi, il n'a laissé pénétrer dans son univers intime que des hôtes de passage classés selon une subtile hiérarchie qui va de l'être appendice à l'alter ego idéal. Expression de sa sensibilité profonde, sa création est une littérature monarchique, par delà l'illusion que peut créer un discours, certes pluriel, mais kaléidoscopiquement éclaté à l'intérieur d'un espace unique.Génie orgueilleux et élitiste, Dostoïevski a pratiqué une forme inédite et raffinée de solipsisme qui consiste, non pas à nier l'existence de l'Autre, mais au contraire à la reconnaître, à l'affirmer même, sous les espèces de sa propre monade.