Caustiques et poignants: les derniers poèmes de Robert Gernhardt
Später Spagat, c'est le titre que Robert Gernhardt a donné à son dernier recueil de poèmes, paru immédiatement après sa mort survenue le 30 juin 2006 à l'âge de 68 ans. Un titre sportif comme celui des deux parties du recueil, Standbein et Spielbein, et qui désigne une figure acrobatique, celle du grand écart. Dans un petit texte servant d'avant-propos à son livre rédigé quelques jours avant sa mort, l'auteur explique qu'il a choisi ces images parce qu'elles lui semblent caractériser au plus juste l'ensemble de son oeuvre faite de virtuosités verbales où l'humour, le rire, la dérision et le sarcasme côtoient le sérieux, la profondeur et la gravité.
R. Gernhardt est né en 1937 à Tallin en Estonie. Son père meurt à la guerre, sa mère s'enfuit en 1945 et s'installe à Hannovre avec ses trois enfants. Plus tard, R.Gernhardt a suivi à Düsseldorf et à Berlin une formation dans le domaine des Lettres et des Beaux-Arts. Il se fait connaître à Francfort dans les années 60, où il fait partie d'un groupe d'auteurs satiriques et non-conformistes qui se propose de reproduire en littérature l'entreprise critique de l'Ecole de Francfort des années 20 et 30 - le groupe s'appellera plus tard « Neue Frankfurter Schule »- en développant une nouvelle forme de satire intellectuelle et ambitieuse. A partir de 1962, il publie le magazine pardon, journal innovant dans sa partie littéraire où brille le talent de Robert Gernhardt, mais pas vraiment subversif sur le plan politique. La revue s'affadit au début des années 70, puis disparaît au profit de Titanic où se retrouvent les talents les plus audacieux. Ignorés par les germanistes, les écrivains de la revue pardon récusent les auteurs canonisés par l'Allemagne de l'après-guerre, surtout en matière de lyrisme (Paul Celan, Nelly Sachs, Günter Eich, qu'ils ne trouvaient pas très gais) et se méfient de la solennité de la « grande littérature ». Ils privilégient dans leurs propres œuvres le nonsense, l'humour, l'absence d'effets et de sérieux et se réclament d'auteurs comme Erich Kästner, Kurt Tucholsky, Christian Morgenstern, Joachim Ringelnatz.
Interrogé sur sa collaboration à pardon dans les années 60, R.Gernhardt déclare: « On avait l'impression au cours de cette décennie qu'il y avait énormément à rattraper. C'était simple de s'y retrouver, il n'y avait pas grand-chose. Très tôt, j'ai découvert Arno Schmidt. Nous n'aimions pas Böll, ni Hesse. Nous avions du respect pour Thomas Mann et Gottfried Benn, c'était déjà une pointure au-dessus. Nous avions bien sûr lu Brecht. Ce n'était pas encore l'auteur incontournable des manuels scolaires, dont on vous gave aujourd'hui. » En 1973, R. Gernhardt fait la connaissance de l'artiste comique Otto Waalkes (Otto) qui porte au théâtre, et surtout à la télévision, quelques-uns de ses textes et pour lequel il écrit des sketches et des scénarios de films. C'est à cette collaboration qu'il doit sa célébrité, une chance qui lui inspire la rime fameuse « Mein Sechser im Lotto war Otto ».
Dans la seconde moitié de sa carrière, sa popularité n'a cessé de croître. D'abord perçu comme un joyeux luron, il accède à la fin de sa vie à la réputation d'un classique. Son talent comique, sa virtuosité verbale, son art du coq-à-l'âne, ses pirouettes extravagantes, ses associations inattendues de rimes, d'idées et de mots lui ont acquis un vaste public, et on le considère aujourd'hui en Allemagne comme l'un des auteurs les plus importants de la seconde moitié du vingtième siècle. Peintre et caricaturiste doué, il laisse une œuvre immense, des recueils de poèmes surtout, mais aussi des nouvelles, des textes théoriques sur la peinture et la littérature et des livres illustrés pour enfants. Il a reçu de nombreux prix, dont le prix Brecht pour l'ensemble de son œuvre, le prix Erich Kästner, le prix Heine et le prix Wilhelm Busch à titre posthume .Quant à l'idée qu'il se faisait de lui-même et de son métier, la voici résumée dans ce poème cocasse écrit à la va-vite: Selbstfindung/ ich wei_ nicht, was ich/ bin./Ich schreibe das gleich/ hin/. Da hab'n wir den Salat:/ Ich bin ein Literat.
Robert Gernhardt a souffert longtemps du cancer qui l'a emporté. Les poèmes de ses dernières années sont des armes qu'il brandit contre la terrible maladie. Usant d'une virtuosité intacte, il lui oppose avec panache et l'énergie d'un désespoir croissant son besoin irrésistible de narguer l'inéluctable en ciselant de petits-chefs d'œuvre formels. De ce point de vue, la couverture de Später Spagat est éloquente (R.Gernhardt desssinait toujours lui-même les couvertures de ses livres): un personnage stylisé, représenté debout, dressé sur de hautes jambes écartées qui figurent les deux branches d'un compas, une prouesse d'équilibre.
De maladie, il était déjà question dans un recueil de poèmes paru en 1996, Herz in Not, écrit suite à un séjour en hôpital nécessité par une maladie cardiaque où R. Gernhardt avait failli perdre la vie. Il en est aussi question dans son avant-dernier recueil, paru en 2004 sous le titre lapidaire Die K. Gedichte. Une consonne qui, outre qu'elle fait penser au Herr K. de Brecht et au Josef K. de Kafka, allitère avec le K. de Komik, ce talent comique dont R. Gernhardt disait dans un de ses esssais sur la poésie qu'il avait été le levier grâce auquel il avait pu mettre son œuvre sur pied; et qui évoque le K. de Krebs et le K. de Krieg (la guerre contre la maladie et, accessoirement, la guerre en Irak, évoquée à travers quelques sonnets auxquels l'auteur a donné le titre générique « Krieg als Schwindle): deux thèmes graves, contrairement à ce que laisse présager la couverture bleu azur du mince volume. Pour effacer ou du moins atténuer l'effet de tristesse, R. Gernhardt a inventé d'autres associations et rajouté à la fin du recueil un texte en prose intitulé « Kunst als Küchenmeister » et un quatrain où il est question de « Käse ».
Evoquant le parcours du combattant qui le mène de salle d'opération en perfusions, en analyses et en bilans angoissants, à Francfort où il vit et en Toscane où il possède une villa, R. Gernhardt le compare à une expédition scientifique: « Si la vie est un voyage, alors la maladie est un continent qu'il faut explorer... Moi, par exemple, j'ai exploré la presqu'île du Cœur et je m'apprête à voir de plus près le continent Cancer »...écrit-il au début de sa chimiothérapie... La partie du livre qui évoque sa maladie est intitulée « Krankheit als Schlangse » : ici, l'auteur se cite lui-même, le néologisme « Schlangse » rimant avec « Tour de Frangse » utilisé dans l'un de ses poèmes où il évoque le coureur cycliste Lance Armstrong qui, après avoir vaincu son cancer, a remporté cinq fois de suite le tour de France. Comme quoi cancer et comique peuvent aller ensemble. En dépit de cette thématique sombre, R. Gernhardt, qui connaît son métier, réussit à faire rire le lecteur par quantité de trouvailles cocasses et bien sûr, une bonne dose d'humour macabre.
Später Spagat, auquel l'auteur a mis la dernière main sur son lit d'hôpital quelques jours avant sa mort, est paru le 22 juillet 2006, trois semaines après sa disparition. La tonalité générale est encore plus sombre, très sombre. Comme dans Die K.Gedicte, l'auteur a tenté d'éclaircir l'ensemble en opposant à la première partie qui traite de la maladie et de la mort une seconde partie enjouée (Spielbein), où il renoue avec l'humour, la verve et l'entrain qu'on lui connaît. A côté de quelques textes qui font directement penser à Ringelnatz, évoqué dans l'un d'entre eux, on y trouve de petits riens délicieux comme ce Walderkenntnis : « Ein Männlein steht im Walde/ ganz still und stumm./ Wenn ich es nicht umfahre,/ dann fahre ich es um.", ou encore Mächtig was los: „Auf einem Baum, blattlos/ Sitzt ein Vogel, federlos/ Singt ein Lied, tonlos/ Hörts ein Mann, haarlos/ Fragt seine Frau, hirnlos/ Sagma-wasn hier los? ", ou des poèmes joyeusement polémiques où l'auteur distribue quelques coups de patte à ses collègues écrivains, à Peter Hacks par exemple, « dem dünkelhaftesten von Preu_ens Kommunisten », et à tous ceux qui se mêlent de peindre ( Finger weg ), mais comparés aux poèmes de la première partie à la gravité bouleversante, ces textes sont accessoires.
Les quatre premiers poèmes de Später Spagat évoquent la Toscane tant aimée. Le tout premier, Povera Toscana 199,8 est antérieur à l'ensemble du recueil qui rassemble les textes des trois dernières années. Arrivant en septembre en Toscane, l'auteur se demande à la vue de la nature calcinée qu'il découvre au lieu de la splendeur attendue s'il na va pas faire demi-tour. D'abord révolté, puis apitoyé, puis admiratif devant la résistance de ce pauvre automne qui réussit à s'affirmer ça et là et qui lui vaut le qualificatif de « stilvoll », il s'en retourne en effet, plein de regrets, mais fait volte-face l'instant d'après pour laisser place au rire : « Cara Toscana !/ Die Bäume so blattlos/ Die Trauben so saftlos/ Die Hänge so farblos/ Und das im September ! Doch alte Liebe rostet nicht!/ oder liebt da ein rostender Alter ? » La tonalité du poème suivant, Toscana 2002, que quatre ans séparent du premier, est bien différente. Aigri, agacé, R. Gernhardt ne retient de la nature environnante que la vue de cyprès en train de dépérir. L'horizon s'est rétréci, la nature, inaccessible au malade cloué sur son lit et devenue le miroir de son propre déclin, le renvoie à la mort toute proche qu'il écarte avec impatience: « Zypressen mu_ ich nicht haben/ nicht welche, die sichtbar vergehen./ Was stehen sie in der Landschaft rum./ Das vergehen mu_ ich nicht sehen/... das zieht sich ganz schön, dieses Sterben/... Zypressen mu_ ich nicht sehen/ was nicht da ist, kann keiner vermissen./ Warum mich das alles so total nervt? All das mu_ ich wirklich nicht wissen."
Ces ultimes poèmes qui parlent de la part la plus intime de l'homme, son face- à- face tragique avec la mort, sont, comme l'ensemble de l'œuvre, dépourvus de toute sentimentalité. Pas question de s'apitoyer sur soi-même. Si l'auteur a presque envie de pleurer lorsqu'il voit les dégâts que l'homme inflige à la nature, (Wierdesehen und Abschied, Am 27 Juni 200), un pastiche de Willkommen und Abschied), la maladie et la mort, partout présents, sont magistralement tenus à distance. Exprimés avec un dépouillement glacial, bridés par le laconisme de la langue et le carcan du vers, sublimés par la virtuosité avec laquelle R. Gernhardt jongle avec les formes poétiques et les références littéraires, la peur, l'angoisse, le désespoir, les accès de révolte du mourant, sa douleur de devoir quitter ce monde sont passés par le filtre d'une perfection formelle qui leur donne des accents déchirants. Ne pas dire pour mieux dire un désespoir qui glace le cœur: Ich bin viel krank./ Ich lieg viel wach./ Ich hab viel Furcht./ Ich denk viel nach:/ Tu nur viel klug!/. Bring nicht viel ein./ War einst viel Glück. Ist jetzt viel Not./ Bist jetzt viel schwach./ Wirst bald viel tot. (Viel zu viel).
L'élégance et la concision de la forme accentuent la brutalité atroce du contenu. Il est rare que l'on rie franchement en lisant ces poèmes qui s'acharnent à dire l'indicible. La causticité, parfois, vient au secours du malade comme dans Abschied und Willkommen, un poème qui reprend, comme beaucoup d'autres, la forme du Volkslied et dans lequel R. Gerhnhardt, sur le point de quitter Francfort, la ville natale de Goethe, de nouveau pastiché ici, apprend « la mauvaise nouvelle » - on notera la litote - et où, à son retour, l'attend, non pas l'épouse habituelle, mais le diagnostic récemment tombé qui le nargue férocement: « Es war in Frankfurt./ Mir gings gut, wie einem, der verreisen tut./ Ich packte gleich die Koffer mein, da traf die schlechte Nachricht ein./ Ich reiste ab und hatte Glück :/ die schlechte Nachricht blieb zurück. Vier Tag lang lag sie hinter mir,/ jetzt fahr ich heim. Das meint: Zu ihr. Noch sitz ich in der Eisenbahn,/ bald wird die Haustür ausgetan. Und mich lacht als wie ihren Mann/ die treue schlechte Nachricht an./ „
Partout, c'est la lucidité crue qui l'emporte, le besoin forcené de s'en tenir aux faits pour dire l'horreur et le grotesque, de mettre en mots la maladie, le quotidien misérable qui l'accompagne, le chemin jusqu'à l'hôpital pour la séance de chimiothérapie qui distille du poison dans le corps souffrant: « Durch die Auen/ durch die Triften/ reise ich, mich zu vergiften » (Krebsfahrerlied oder Auf dem weg zur Chemiotherapie im Klinikum Valdarno oder Die Hoffnung stirbt zuletzt ), les kilos perdus à toute allure, telle opération des intestins où le patient en ressort tellement mal recousu que le nombril a bougé de plusieurs centimètres (Asymmetrie), la débâcle du corps qui lâche « du sang, de la merde et des larmes », le malade grabataire coupé de la vie, le va-et- vient entre l'espoir et le désespoir jusqu'à ce que l'évidence vous saute à la gorge: »Die Krankheit greift den Menschen an :/ Hierhin.Dahin/ Bis er es nicht mit ansehn kann:/ Dies hierhin. Dies dahin./ Bis er sich nicht mehr ansehn kann:/ Nicht hierhin. Nicht dahin. Bis er begreift: Bin abgetan/ Bin hierhin.Geh dahin./ (Strategien).
Dans ces textes âpres et denses, férocement travaillés derrière leur apparente banalité, se joue un duel violent avec la mort. Le poème Gedenken évoque comme un « travail » et un « dernier duel » la mort d'un ami dessinateur à laquelle R. Gernhardt a assisté : „Nie werd ich den sterbenden Fritz vergessen./er hatte uns zum Abschied gebeten,/ Pitt und mich / So sahen wir dem steten/ Tod eine Weihe beim Arbeiten zu./ Nun also dieses letzte Duell./ Pitt und ich auf Zeit Sekundanten, /Zeugen des Endes, die sehend erkannten:/ Tua res agitur./ „( Gedenken.). R.Gernhardt mobilise toutes les ressources de son immense talent pour terrasser cet adversaire coriace qu'il n'hésite pas à narguer: « Gut schaust du aus !/ -Danke ! Werds meinem Krebs weitersagen./ Wird ihn ärgern." (Dialog). Le lecteur est tenté de penser que c'est peut-être bien lui, en effet, qui a eu le dernier mot. Une semaine après sa mort, un grand nombre de ses amis ont assisté à une lecture organisée à sa mémoire à la Maison de la littérature de Francfort: ils en sont ressortis pliés de rire. Quoiqu'il en soit, ce dernier volume de vers où la puissance verbale de l'auteur atteint des sommets nous livre une belle leçon de courage.

Le récit navrant d'une émancipation ratée : Fraülein Paula Trousseau de C. Hein
Cela commence comme un thriller. Alors qu'il met à jour son fichier d'adresses électroniques, Sebastian Gliese, résidant à Berlin, tombe deux fois sur le nom d'une certaine Paula Trousseau, une artiste peintre âgée d'une quarantaine d'années qu'il a perdue de vue depuis vingt ans. Après vérification, il s'aperçoit qu'il a effacé sans le vouloir les deux adresses identiques. Six mois plus tard, il reçoit la visite de Michael Trousseau, qui lui apprend le suicide de sa mère retrouvée noyée dans un bras de la Loire et lui demande de bien vouloir venir chercher les tableaux que celle-ci lui a curieusement légués. Le lecteur intrigué se demande à la fin du premier chapitre quel mystère plane sur cette destinée tragique. Pourquoi donc ce suicide en France, pourquoi ce legs inattendu à cette lointaine connaissance dont on apprend qu'il n'aime pas ses tableaux qu'il juge sinistres ? Et qu'en est-il de ce manuscrit que la défunte destinait à sa fille qui a refusé de le lire et qui atterrit dans les mains de son frère Michael ? Rompant brutalement avec ce chapitre introductif, le livre bascule ensuite dans un long récit à la première personne qui reproduit sans doute le fameux manuscrit. Christoph Hein, désormais absent, choisit de donner la parole à son personnage qui, sans distance aucune, raconte sa vie, une vie jalonnée d'échecs grossiers conduisant au suicide.
C'est un cas bien étrange que celui de cette Paula Trousseau. Les premiers chapitres nous la montrent sous un angle plutôt favorable. Jolie comme un cœur, super-douée pour le dessin au point que très jeune, elle nourrit l'ambition de devenir une artiste, elle n'est pas sans atouts qu'elle a le chic de retourner contre elle. « J'aurais préféré n'être qu'une fille quelconque, qui ne soit ni jolie, ni douée et qui n'ait surtout pas de rêves », écrit-elle dans la lettre d'adieu adressée à son fils. Elevée dans une famille petite-bourgeoise dans la RDA provinciale des années cinquante, la jeune Paula, fiancée à un architecte de Leipzig plus âgé qu'elle qui lui garantira un train de vie confortable, a le courage de braver l'autorité tyrannique de son père, déjà relayée par celle de son futur époux : alors que son mariage est imminent, elle réussit à en repousser la date pour aller passer à Berlin l'examen d'entrée à l'Ecole des Beaux-Arts qu'elle réussit haut la main.
Tout semble bien parti pour cette jeune femme douée et déterminée qui rêve d'un avenir brillant dans lequel elle pourra s'épanouir. Mais au lieu d'assister à l'éclosion d'une personnalité qui se construit, s'enrichit à travers les aléas de la vie, le lecteur est contraint de suivre, pendant quelque cinq cents pages s'il en a la patience, un parcours qui ne peut être que raté et répétitif parce qu'obstinément voulu par la narratrice qui a décidé de faire fi de tous ceux qui l'entourent pour ne « penser qu'à elle », c'est-à-dire à son art. Impossible de s'apitoyer sur le sort lamentable de cette femme égoïste et narcissique, qui a décidé une fois pour toutes de « ne pas être sentimentale » et qui court à sa perte en affichant un féminisme simpliste.
Cela se traduit, on l'imagine, par une vie amoureuse (le mot est fort, les hommes qui jouent un rôle dans sa vie lui plaisent, sans plus) caricaturale. Le mariage repoussé a bien lieu, bien que Hans, le futur mari, ait déjà été identifié par elle comme un butor qui la traite comme un objet sexuel. Les choses s'aggravent lorsqu'elle s'aperçoit qu'en dépit des précautions qu'elle a prises, elle se retrouve enceinte. Mystère. Là, Christoph Hein n'y va pas avec le dos de la cuillère, on apprend en même temps que Paula que ce salaud de Hans, outre qu'il souhaite en bon conservateur fonder une famille au plus vite, veut contrecarrer la vocation d'artiste de se femme par une grossesse. Et donc, vite fait, bien fait, il échange sa pilule et le mal est fait. Qu'à cela ne tienne, Paula, horrifiée par le « plan diabolique » de son mari, songe d'abord à avorter, puis décide, dans un sursaut de révolte, de garder l'enfant et de mener de front sa grossesse et ses études aux Beaux-Arts. Fière d'être l'objet d'égards particuliers de la part de ses professeurs et de ses camarades d'études, elle se pavane avec son gros ventre et accepte même de poser nue... Une fois sa petite fille née, elle constate qu'elle n'éprouve pour elle aucun sentiment maternel d'autant que cet enfant est le fruit d'un « viol ». Ce qui ne l'empêche pas de s'exhiber aux Beaux-Arts, son enfant sur les bras, convaincue que son statut de jeune mère lui procurera de bonnes notes. Lorsqu'elle demande le divorce quelques années plus tard, elle est soulagée de ne pas obtenir la garde de l'enfant.
Après ce premier échec, Paula devient la maîtresse d'un de ses professeurs qui l'entretient dans sa somptueuse villa. Il l'introduit dans les milieux artistiques en vue de Berlin, fait avec elle des voyages normalement interdits par le régime et lui offre des cours de piano, car Paula est aussi douée pour la musique. Tout ce faste se paie. Ca n'est pas toujours une partie de plaisir, elle doit subir au lit les étreintes laborieuses du vieil homme, affronter au dehors la jalousie et les sarcasmes de ses condisciples, et Paula quitte son partenaire une fois ses études achevées. Ensuite, elle a quelques aventures, dont une qui lui procure un enfant, un fils qu'elle décide cette fois de garder, simplement pour ne pas répéter son échec avec sa fille, sans que le sentiment maternel y soit pour quelque chose. Elle devra au contraire apprendre à aimer son fils dont elle décide qu'il ne connaîtra pas son père, pourtant attaché à Paula... Heureusement, il y a les femmes. Paula aura avec certaines d'entre elles des relations sexuellement plus épanouissantes qu'avec les méchants bonshommes aux instincts bestiaux (ici aussi, on est dans le cliché), sans pour autant vivre jamais une relation d'amour authentique...
Sur le plan professionnel, Paula cherche aussi à s'émanciper. L'un des moments forts du roman (il y en a peu) est lié à une « toile blanche », inspirée de la peinture moderne que la RDA qualifiait de « décadente » et que Paula, pour une fois évoquée dans son activité de peintre et d'artiste inspirée, réalise en bravant avec entêtement le chantage que lui fait subir son protecteur que cette modernité révulse. Mais, une fois ses études terminées, une fois largué son dernier compagnon, un gentil garçon qui la trouvait « arrogante » et auquel son fils Michael était très attaché, elle vit de maigres contrats et s'enfonce toujours plus dans une solitude et un état dépressif qui la rendent étrangère à elle-même. C'est dans une sorte d'hébétude qu'elle vit, à la fin du roman, l'effondrement du mur et la fin de la RDA.
Quel livre bizarrement ficelé ! Qui donc est responsable de ce fiasco ? Aucune réponse n'est donnée par l'auteur qui promène son personnage sans jamais l'éclairer. Une seule fois, un professeur de Paula tente de la mettre en garde en émettant l'idée que chez elle « l'art a remplacé le sentiment ». Une piste qui reste inexploitée. Paula Trousseau est-elle victime de son milieu familial étroit, de son père redouté, directeur d'école alcoolique et coureur qui lui a seriné pendant toute son enfance qu'elle et sa sœur étaient les filles d'une « idiote infantile », de sa mère dépressive et alcoolique elle aussi, qui l'a privée d'un modèle maternel positif, de la société, des hommes, du régime ? On pense ici évidemment au texte le plus connu de Hein, la nouvelle Der fremde Freund (Drachenblut) parue en 1972. L'auteur y livrait aussi un portrait de femme insensible, barricadée contre toute intrusion de l'extérieur mais auquel il donnait une crédibilité et une densité particulière en l'insérant dans une réalité politique concrète dont elle était le produit, celle de la RDA des années 70. Ici, la RDA ne joue aucun rôle dans le roman, elle est mentionnée de façon allusive, sans plus. Toutes ces questions tombent à plat. Seule la volonté inflexible de Paula Trousseau de se soustraire à tout élan vers les autres au nom d'une hypothétique vocation artistique en fait sinon un monstre, du moins un personnage peu crédible, dépourvu d'humanité et profondément antipathique. Si l'on ajoute que souvent, C. Hein pèche par négligence et qu'il multiplie les dialogues creux, rédigés dans une langue terriblement banale, on aura la mesure du plaisir que l'on prend à le lire.

Références

Gernhardt, Robert, Die K. Gedichte, Fischer, Frankfurt a.M. 2004,102 p.
-Später Spagat, Fischer, Frankfurt a.M, 2006.120 p.
-Gesammelte Gedichte 1954-2004, Fischer 2006, 600 p.15 euros.
Hein, Christoph, Fräulein Paula Trousseau, Suhrkamp, Frankfurt a. Main 2007, 537 p.