La vie normale selon Wellershoff

La vie, la vie banale, telle que nous la connaissons tous, avec ses arrangements, sa part de rêve, ses élans, ses lâchetés, c'est le sujet du dernier livre de Dieter Wellershoff, un recueil de dix nouvelles, modestement intitulé Das normale Leben. Sans doute est-ce le privilège de la notoriété et du grand âge - l’auteur a tout juste 80 ans - que de pouvoir afficher ainsi son mépris du sensationnel et de tout ce qui pourrait appâter le lecteur. Né dans les environs de Cologne en 1925, Dieter Wellershoff a combattu tout jeune pendant la seconde guerre mondiale qu’il a vécue, dit-il, dans une sorte de brouillard. Tout en poursuivant une carrière d’écrivain, il a travaillé longtemps, de 1959 jusqu’en 1980, pour les éditions Kiepenheur & Witsch installées à Cologne. Auteur reconnu de romans, de nouvelles et de brillants essais consacrés à la littérature, il a connu l’apogée de son succès avec la publication, il y a cinq ans, de son roman Der Liebeswunsch, unanimement salué par la critique comme son chef-d’œuvre, et dont la version filmée sortira cette année. C’était, racontée sur un rythme haletant, l’histoire d’un chassé-croisé entre deux couples, qui se terminait tragiquement.

L’univers romanesque de Dieter Wellershoff laisse peu de place à l’optimisme. Marqué comme toute sa génération par l’expérience de la guerre et du nazisme, l’auteur débutant s’est désintéressé des valeurs collectives pour se tourner vers ce qu’il considère comme l’essentiel, la vie des individus, la manière dont ceux-ci, pris entre leurs passions, leurs aspirations et les exigences de la survie sociale, agencent leur destinée autour d’une vie amoureuse qui n’est souvent qu’un pis-aller. Depuis quarante ans il scrute avec minutie la part d’échec ou de réalisation individuelle que renferment les multiples combinaisons amoureuses dans leur dimension affective, érotique, sexuelle. Ce nouveau recueil de nouvelles fait évoluer devant nous des personnages ordinaires, hommes ou femmes, englués dans la banalité du quotidien, dans une routine qu’ils ressentent plus ou moins. Avec subtilité, l’auteur saisit dans ces parcours tracés un moment où tout, pourtant, pourrait basculer, sans que la chance offerte pour autant soit saisie. Ainsi, la nouvelle qui inaugure le recueil (« Graffito ») nous montre une étudiante en arts plastiques vivant une liaison précaire avec un homme marié, riche, influent, autoritaire, qui lui assure une sécurité matérielle. Alors qu’elle repousse les avances d’un jeune homme timide, introverti, mais déterminé dans l’amour qu’il lui porte, la jeune femme comprend sous l’effet de la tension qui s’est instaurée entre eux qu’elle s’est enfermée dans une situation fausse. Le garçon, découragé, disparaissant au moment même où il commence à exister pour elle, elle enterre cet épisode comme s’il ne s’était rien passé, alors qu’elle en sait un peu plus sur elle-même.

Ce sont souvent les femmes qui sont prises en étau entre les conventions sociales et leur soif d’authenticité. Dans « In der Oper », une épouse dépressive assiste aux côtés de son mari à la représentation d’un opéra russe, une histoire d’adultère qui tourne mal, et revit sa liaison récente avec un homme marié, lui aussi, dans laquelle elle s’était lancée à corps perdu pour échapper au marasme dans lequel elle s’enfonçait. Un hasard malheureux voulant qu’elle aperçoive à l’entracte son ancien amant en compagnie de sa femme, elle prie son mari de la raccompagner. Celui-ci, qui avait espéré que cette soirée pourrait les rapprocher, retrouve alors sa dureté et sa froideur coutumières et réinstaure entre eux le silence qui les séparait : « Il mit le moteur en route, s’arrêta devant la barrière, abaissa la vitre et glissa le ticket dans l’appareil automatique. Devant eux, la barrière se leva. Tout fonctionnait normalement. Tout était comme d’habitude. Lentement, la voiture monta le long de la rampe. Puis, dehors, ce fut la ville, les enseignes lumineuses, la circulation. Et le silence, comme un couperet qui s’abattait ». Les constats ne sont pas toujours aussi noirs, et l’auteur parfois laisse planer le doute. Dans « Das Verschwinden », la jeune Béa, qui cherche à se faire un nom dans le monde des lettres en publiant des poèmes, est arrachée à sa vie de routine et de labeur solitaire par un couple d’âge mûr qui fait irruption dans sa vie. Elle subit l’ascendant de l’épouse, une femme impérieuse qui l’entraîne dans une aventure amoureuse dont on ne sait à la fin si elle sera sans suite ou si elle ne va pas inaugurer un tournant dans la vie étriquée de la jeune femme. Le protagoniste de « Das normale Leben », un écrivain âgé qui vit retiré sur les bords de la mer Baltique est, lui, victime d’un léger infarctus qui l’amène à reconsidérer sa vie. Après une dernière rencontre amoureuse, des retrouvailles avec sa dernière amie venue lui annoncer qu’elle allait se marier, il se retrouve seul, mais détaché de tout et habité par une certaine sérénité.

Cette sérénité, l’auteur à coup sûr la partage. Ces histoires remplies d’échecs, de solutions bancales, de désirs inassouvis ne font pas de ce livre un livre désespéré. D. Wellershoff jette un regard à la fois cruel et indulgent sur les animaux humains que nous sommes. Il ne juge pas ses personnages, il les observe comme il observerait un ballet d’insectes, décrit leurs cheminements et leurs drames intérieurs avec une précision scientifique, il analyse, dissèque, met à jour les conflits, les contradictions avec la patience d’un entomologiste – rappelons qu’il fut dans sa jeunesse l’auteur d’une thèse sur Gottfried Benn dont, avec sa femme, Maria, née von Thadden, il a édité les œuvres complètes. Arrivé au sommet de son art, il dessine ses caractères d’une main sûre, retrace à partir de plans successifs l’histoire des couples qu’il met en scène en les insérant dans une situation quotidienne, une ambiance, un décor particulier, et manie avec virtuosité la langue allemande dans un style à l’élégance classique. Un beau livre donc, qui tient le lecteur en haleine – Wellershoff a aussi écrit des romans policiers - et lui délivre une sagesse douce-amère en affirmant sans grands effets, comme s’il s’agissait du miel de la vie, qu’il n’y a d’autre valeur que la vie justement et qu’il faut l’accepter telle qu’elle est. Comme le dit cette citation de John Cage, que l’auteur a mise en exergue de son livre autobiographique Die Arbeit des Lebens (1986), « il n’y a pas moyen d’échapper à la vie ».
Uwe Timm, le frère et l’ami

Né en 1940, Uwe Timm a gardé de la guerre quelques images seulement, comme celle de ces flammes tourbillonnant dans les airs lors du bombardement, le 25 juillet 1943, de Hambourg, sa ville natale. Dans Am Beispiel meines Bruders, paru en 2003, l’auteur aujourd’hui âgé de 65 ans, est revenu sur cette page douloureuse de l’histoire familiale. Uwe Timm évoque dans ce livre sensible le souvenir d’un frère qu’il n’a guère connu, engagé volontaire dans les SS et mort à l’âge de dix-neuf ans dans un hôpital d’Ukraine, après avoir été amputé des deux jambes. Lui-même a grandi à l’ombre de ce frère absent, devenu une légende et sans cesse évoqué dans les conversations familiales à travers des comparaisons établies par le père, des récits, toujours les mêmes, destinés à apprivoiser l’horreur de cette mort atroce. Un frère parfait « qui ne mentait pas, qui ne pleurait pas, courageux, obéissant, un exemple. » L’auteur a mis du temps à écrire ce livre où il exorcise l’existence de ce frère écrasant dont il lui arrive de rêver, tout en brisant les tabous instaurés par sa famille dont il est aujourd’hui le dernier survivant. Il réfléchit sur lui-même en montrant combien la mort de l’aîné, le fils chéri du père, a pesé dans son histoire personnelle, mais se penche aussi avec une émotion contenue sur le sort du jeune homme victime des valeurs absurdes transmises par le père et des injonctions d’un régime barbare.

En s’appuyant sur des photos, des témoignages, des lettres, des pages de journal qui font défiler en raccourci toute l’histoire allemande du vingtième siècle, Uwe Timm retrace l’histoire d’une famille allemande banale, « normale », sous le troisième Reich d’abord, puis dans les premières années de la République fédérale. Au centre, le père, intelligent mais sans formation, dominateur, hâbleur, un aventurier qui finira par devenir fourreur, un métier qu’il n’aime pas, et terminera ses jours à moitié alcoolique ; à ses côtés, la mère, aimante mais inconditionnelle dans le soutien qu’elle apporte au mari, la soeur aînée, inexistante aux yeux du père, l’auteur lui-même enfin, buté, muré dans son silence, réfractaire à l’autorité d’un père dont il perçoit les limites, les valeurs d’honneur et de virilité dont celui-ci se targue étant, aux yeux du fils qui grandit dans l’Allemagne des années 50 et regarde vers l’Amérique, des valeurs périmées. Au-delà de cette histoire familiale racontée, non pas de façon linéaire, mais par fragments, par recoupements, pour en faire ressortir la complexité, le livre, construit comme une enquête, propose une réflexion grave et courageuse sur le nazisme et l’histoire allemande, sur ce qui a conduit des gens ordinaires à se comporter en bourreaux, à exécuter froidement les ordres les plus barbares. Timm s’appuie pour étayer sa réflexion sur le journal de guerre de son frère et sur ses lettres du front. Il s’est documenté sur la période en consultant des livres, des archives, il a lu les livres de Primo Levi, Jorge Semprun, le livre de Jean Améry sur les camps de concentration, le livre de Christopher Browning Ganz normale Männer. Un questionnement sur fond de désespoir, puisqu’il se clôt sur une note d’espoir un peu forcé, Uwe Timm citant cette phrase énigmatique par laquelle son frère met subitement un terme au journal de guerre qu’il avait tenu scrupuleusement, jour après jour, du 14 février au 6 août 1943, six semaines avant qu’il ne soit blessé : « Et donc, je termine ce journal car je pense que cela n’a pas de sens de tenir un journal au sujet de choses aussi atroces que celles auxquelles on assiste parfois ». Un revirement peut-être chez ce jeune nazi qui, quelques mois plus tôt, « bouffait » du russe avec délectation. Un beau livre, mais une lecture éprouvante.

Uwe Timm s’est essayé, avec plus ou moins de bonheur, dans différents styles, son œuvre étant globalement marquée par sa participation à la révolte étudiante de 1967-68, et son engagement militant au sein du SDS. C’est sur cette période de sa vie que revient indirectement le dernier livre qu’il vient de publier sous le titre Der Freund und der Fremde, un livre largement autobiographique lui aussi, qui prolonge et complète le précédent. Uwe Timm évoque ici l’amitié qui le liait à Benno Onhesorg, mort à Berlin le 2 juin 1967 lors d’une manifestation d’étudiants et figure mythique du mouvement étudiant des années 70 en Allemagne fédérale. Comme pour l’évocation du frère, il a fallu du temps pour dépasser l’image fixée par la légende et rendre par le souvenir à l’ami disparu la vie privée dont une mort prématurée l’avait spolié.

Le livre n’est donc pas un livre politique, mais veut être un portrait. Uwe Timm avait reçu, comme le voulait son père, une formation de fourreur. Lorsque celui-ci mourut, c’est son fils, âgé de dix-huit ans, qui se chargea de redresser l’entreprise familiale lourdement endettée. Trois ans plus tard, une fois l’entreprise remise à flots, celui-ci fut admis au Collège de Brunschwig pour y préparer le baccalauréat et c’est là, dans cet établissement qui accueillait des jeunes gens comme lui, ambitieux et doués, qu’il fit la connaissance de Benno Ohnesorg. Uwe Timm dessine par petites touches un portrait délicat de « l’ami » - c’est ainsi qu’il le nomme, évitant ainsi d’instaurer entre eux une familiarité intempestive, peu compatible avec la réserve du jeune homme que le lecteur découvre, plongé dans ses pensées, un matin de juin où l’auteur le rejoint dans le parc du Collège et où chacun, prudemment, révèle à l’autre qu’il écrit pour lui-même. C’est d’abord ce secret partagé qui les lie et le goût qu’ils ont en commun pour la littérature. U. Timm restitue la qualité particulière de cette amitié qui passait par l’amour des belles choses, évoque la douceur, la retenue de l’ami indifférent à la politique, sa nature contemplative, la confiance mutuelle que se portaient les deux jeunes gens au parcours similaire - l’école trop vite interrompue, le détour par l’activité professionnelle (B. Ohnesorg était décorateur de vitrines) et la détermination avec laquelle tous deux avaient formé le projet d’écrire. Quoique l’auteur s’en défende, la figure de « l’ami » est certainement idéalisée, et la reconstitution proposée - le livre à nouveau est construit comme une enquête - présente quelques zones d’ombre : on est étonné d’apprendre de la bouche de sa veuve interviewée par Uwe Timm que Benno Ohnesorg, dont la vocation littéraire était si affermie lorsqu’il séjournait au Collège de Brunschwig, n’a pas laissé un seul poème, et l’on n’apprend rien non plus sur la rupture qui a lieu entre les deux amis après les deux années passées dans ce même Collège.

Le récit de cette amitié de jeunesse offre à U. Timm l’occasion de revenir sur sa propre histoire et c’est au fil du récit cet aspect autobiographique qui l’emporte. L’auteur va et vient dans sa vie passée, parle de son enfance au sein d’une famille étriquée, de son métier de fourreur qui l’a préparé au métier d’écrivain en lui donnant le goût du travail méticuleux. Il évoque ses années de jeunesse, son amour de la langue et de la littérature française, son désir de connaître la France, le pays de « l’ennemi héréditaire », sa thèse sur Camus, qui fut son maître à penser. A plusieurs reprises, il est question de Camus, de sa philosophie et de son esthétique de l’« indifférence », érigée en modèle et de L’ Etranger, évoqué dans le titre et qui fut le roman-culte de toute une génération. Comme dans Am Beispiel meines Bruders, l’auteur se garde de raconter platement. Rompu à la technique du montage, il met bout à bout et combine avec un savoir-faire artisanal des fragments de textes de nature variée et de longueur inégale, mêlant le document et la fiction. Le charme de ce récit poétique réside dans sa fluidité, l’aisance avec laquelle l’auteur mêle le présent et le passé, passe d’une vie à l’autre, construit son récit en laissant jouer les associations, en juxtaposant avec bonheur des images, des souvenirs, des réflexions, évoquant tour à tour la beauté d’un paysage, tel souvenir marquant, ou tel personnage au destin singulier qui a croisé sa route, le tout dans une langue limpide, dépouillée.
Les jeux d’ombre et de lumière d’Inka Parei

Le Berlin d’aujourd’hui, on le sait, fascine. Devenu après la chute du Mur un chantier gigantesque, la ville est un creuset d’où émergent quantité de nouveaux talents et draine comme le Paris de Balzac les ambitions des Rastignac en herbe. C’est dans cette ville nouvelle dotée de tous les prestiges que la romancière Inka Parei, née à Francfort en 1967, mais vivant à Berlin, a situé son premier livre, Die Schattenboxerin. Paru à l’été 1999, il a rencontré un succès qui lui a valu d’être traduit en plusieurs langues. Une jeune marginale, un peu excentrique, s’est installée en même temps que d’autres squatteurs dans un immeuble désaffecté de Berlin-Mitte autrefois occupé par des juifs. Les autres occupants ont fini par délaisser cette demeure insalubre peu à peu envahie par la vermine où la jeune femme, prénommée Hell, se retrouve seule, avec une voisine de palier qu’elle croise dans les escaliers et avec laquelle elle partage les WC situés à l’étage. Celle-ci, prénommée Dunkel, disparaît un jour ; Hell, la narratrice, part à sa recherche et se lance, en compagnie d’un jeune homme, März, un « touriste » récemment arrivé à Berlin pour enquêter sur son propre père, dans une quête où la recherche de l’autre se confond avec le travail intérieur que la narratrice, autrefois victime d’un viol, entreprend pour venir à bout d’un passé douloureux. D’où cette image, qui a fourni le titre du livre, de la « boxeuse d’ombres », la narratrice étant aussi une adepte des sports de combat qu’elle pratique avec un maître chinois - comme Inka Parei elle-même peut-être, qui a poursuivi entre autres des études de sinologie. Ecrit dans un style sobre et précis, le livre séduit par l’atmosphère de mystère qui entoure le Berlin marginal, interlope et dangereux - l’héroïne a ça et là l’occasion de mettre en pratique quelques stratégies de défense -, dans lequel cette histoire étrange se déroule. C’est le « Grossstadtroman » des années 20, version vingt et unième siècle.

Ce premier roman est à l’évidence partiellement autobiographique, ce qui n’est pas le cas du second livre que la romancière, six ans après son premier opus, publie aujourd’hui sous le titre énigmatique Was Dunkelheit war. A première vue très différent, au moins par le sujet, le livre est centré sur un personnage purement fictif. Un vieil homme se réveille, après un mauvais rêve, un matin, mais ça pourrait être la nuit, dans un appartement vide qu’il occupe depuis peu. Il fait nuit dehors, il ne connaît pas les lieux. Il est venu s’installer dans la banlieue de Francfort, mais peu importe, dans un immeuble qu’il a hérité, il ne sait plus de qui, en laissant à Berlin ses meubles, ses livres, ses photos qu’il a brûlées. Le vieil homme a perdu la notion du temps, il entend la pluie qui bat contre ses fenêtres, parfois il s’endort, et quand il ne dort pas, il sort une longue-vue avec laquelle il observe ses voisins. Le vieil homme entend des bruits bizarres, il dort mal, il a peur. Est-ce la nouveauté des lieux qui l’inquiète ? Le fait de se retrouver, lui qui n’a jamais rien possédé d’important, à la tête d’un patrimoine immobilier (il a vendu une partie de l’immeuble hérité, en loue une autre partie) ? Est-ce la mort qu’il sait proche, lui qui « a décidé de regarder le ciel en mourant » ? Ou encore la découverte dans l’hôtel attenant de cet « étranger » autrefois aperçu ? C’est sur ces pistes qui ne mènent nulle part que démarre le livre, pour lequel la romancière a obtenu à l’unanimité, il y a deux ans, le prix Ingeborg Bachmann - par anticipation, puisque la lecture de la première page du texte avait recueilli tous les suffrages du jury de Klagenfurt.

I. Parei ne raconte pas, elle rassemble dans ce livre mince (169 pages imprimées en gros caractères) les éléments d’une histoire vaguement policière qu’elle répartit dans son texte, multiplie les effets de suspense, s’empare du lecteur, le retient captif d’une intrigue obscure savamment agencée. On voit que ses deux livres ont des points communs. Jouant avec l’ombre et la lumière, comme le signalent les prénoms retenus pour les deux personnages féminins, peut-être interchangeables, de son premier roman, I. Parei construit une histoire à plans multiples : elle évoque avec une précision intraitable et parfois épuisante les déplacements laborieux, à travers un espace aux allures de labyrinthe, du vieil homme qui ne se déplace qu’avec des béquilles, les derniers jours du moribond, sa décrépitude, la déchéance de ce corps qui ne remplit plus ses fonctions, en même temps qu’elle décrit ici aussi un cheminement intérieur compliqué : devant l’imminence de la mort, le vieil homme revit son passé, un passé enfoui, refoulé qui le hante souterrainement et que la narratrice fait affleurer par bribes, sans faire la lumière sur ce passé politique compromettant - l’homme, un ancien employé des postes, aurait commis des actes, des crimes peut-être, pendant la guerre, et ce passé resurgirait à présent, réactivé par le contexte politique du moment – le lecteur apprend par quelques détails infimes répartis dans le texte que « l’action » se situe à l’automne 1977, au moment où la RFA est secouée par une vague d’attentats terroristes… Contrairement au livre qui l’a précédé où l’on pouvait se laisser prendre par une intrigue un peu confuse, mais où l’auteure avait tenu à écrire un livre lisible, somme toute aimable, construit autour d’une succession de petits chapitres aérés, celui-ci, rédigé dans une langue neutre, atone, n’est pas d’une lecture facile. Obsédée par le besoin de nommer les choses au point que l’écriture souvent tourne à vide et n’évite pas le piège du maniérisme, I. Parei, qui a le souci, dit-elle, de faire du beau travail, pourrait adoucir ses parti-pris et songer au lecteur qui a droit, lui aussi, au plaisir.

- Chantal SIMONIN -

Références

Dieter Wellershoff, Der Liebeswunsch, Cologne (Kiepenheuer & Witsch) 2000, 343 p.
- Das normale Leben, Cologne (Kiepenheuer & Witsch) 2005, 305 p.

Uwe Timm, Am Beispiel meines Bruders, Cologne (Kiepenheuer & Witsch) 2003, 158 p. (Edition de poche, Dtv, 2005, 154 p.).
- A l’exemple de mon frère, trad. de l’allemand par Bernard Kreiss, Paris(Albin Michel) 2005, 197 p.
- Der Freund und der Fremde, Cologne (Kiepenheuer & Witsch) 2005, 173 p.

Inka Parei, Die Schattenboxerin, Francfort/Main (Schöffling & Co) 1999, 182 p.
- La boxeuse d’ombres, trad. de l’allemand par Léa Marcou, Paris (Pauvert) 2001.
- Was Dunkelheit war, Francfort/Main (Schöffling & Co) 2005, 169 p.