Limites et portée de l'aveu tardif de Günter Grass

Que s’est-il passé au juste ? En plein été 2006, en cette période étale de l’année où rien ne défraie la chronique, G. Grass accorde à la FAZ1 un entretien en avant-première pour présenter son livre autobiographique dont la sortie est prévue à l’automne. G. Grass a donné à son livre le titre à la fois sibyllin et révélateur : Beim Häuten der Zwiebel 2. Quand on épluche des oignons, on met à jour les strates successives d’une histoire et, si l’on n’y prend garde, on peut aussi en pleurer. Comme il l’écrit dans les premières pages, G. Grass veut « avoir le dernier mot » dans l’interprétation d’une biographie restée jusqu’alors incomplète : « Ici et là, il y a des additifs à faire », écrit-il pudiquement. Le livre aborde quelques aspects encore inconnus de sa vie, avec plus de distance et d’effets de retardement que ne l’a fait l’entretien accordé à la FAZ : G. Grass n’a pas été seulement un de ces jeunes nazis enthousiastes et serveur d’une batterie de défense antiaérienne à la fin de la guerre - ce que l’on savait déjà, ne serait-ce que parce qu’il a fait de cet épisode le sujet de Katz und Maus et a thématisé son enfance et son adolescence dans Die Blechtrommel -, il a devancé l’appel et s’est retrouvé enrôlé dans la division Jörg von Frundsberg des Waffen SS, en qualité de canonnier, à compter de septembre 1944. Après une période de drill, il a participé aux opérations de cette division dans les tout derniers mois de la guerre. C’est aux Américains qu’il s’est rendu. Sa fiche de prisonnier de guerre, reproduite dans l’édition du Spiegel du 21 août 2006, qui représente sans complaisance en couverture un Günter Grass en habit de marin, jouant du tambour sur un casque des Waffen SS, montre qu’en janvier 1946, il ne cherche nullement à masquer la vérité – il est vrai aussi qu’un mensonge pouvait alors avoir des conséquences pour les prisonniers de guerre détenus par les vainqueurs. G. Grass indique qu’il a appartenu à la division Frundsberg des Waffen SS, mais la fiche mentionne aussi que sa « profession dans le civil » est celle d’un élève (Schüler-pupil). Né le 16 octobre 1927, il a, le jour de l’armistice du 8 mai 1945, 17 ans.

Pour les uns, G. Grass a surtout réussi une magnifique opération publicitaire pour le lancement de son livre ; pour d’autres, son aveu tardif compromet définitivement sa crédibilité ; pour d’autres encore, il n’est qu’un imposteur qui n’aurait jamais dû prendre la pose de l’inquisiteur qu’il a été pour la société allemande d’après-guerre, surtout à l’époque des chanceliers chrétiens-démocrates, K. Adenauer et plus tard H. Kohl. A gauche, on est surpris, mais on prend plutôt sa défense : pour John Irving, G. Grass reste un « héros en tant qu’écrivain et repère moral » ; pour Ralph Giordano, un témoignage qui compte plus que d’autres vu la qualité de ses ouvrages sur la culpabilité allemande3, cet aveu « ne compromet en rien sa crédibilité morale. » C’est peut-être en France, où l’on a trop adulé G. Grass parce qu’il livrait de l’Allemagne l’image critique que l’on se plaisait à attendre de lui, que l’on a enregistré les critiques les plus venimeuses. Dans Le Point du 24 août, dans un commentaire sans doute trop hâtivement écrit, Bernard-Henri Lévy ne pardonne pas à Grass ne pas avoir dit plus tôt la vérité. Il a la réaction excessive d’un ami déçu, floué : l’écrivain allemand est désormais à ses yeux d’autant plus « un salaud » qu’il avait auparavant incarné la « conscience de l’Allemagne ». BHL a des mots très durs : « Le commandeur était Tartuffe, le professeur de morale était l’incarnation même de l’immoralité qu’il pourfendait. » Il en vient à dire qu’ « il y a quelque chose de pourri au royaume de la langue et de la mémoire allemandes » avant de conclure par une comparaison qui se voudrait plaisante et reste pourtant d’un goût douteux : « G. Grass, ce gros poisson des lettres, ce turbot congelé par soixante ans de pose et de mensonge, et qui, soudain, se décompose à la chaleur d’une vérité tardive. Ce type de dégel a un nom : c’est, à la lettre, une débâcle. » C’est vite dit, ce n’est guère réfléchi, à ce point qu’on se demande si ce n’est pas ce parangon de vertu que voudrait être BHL qui est le plus hypocrite. Peut-on aborder cet aveu tardif d’un simple point de vue moral et vertueux?

On est assurément en droit de s’étonner que G. Grass, si critique à l’égard de ceux qui n’ont pas su faire leur examen de conscience après la guerre et à l’égard de tout ce qui était suspect de conservatisme à ses yeux en Allemagne de l’Ouest, n’ait pas plus tôt fait cet aveu ou n’ait pas trouvé dans sa propre expérience de la vie la raison de mieux comprendre ce qui s’est passé en Allemagne de la guerre au miracle économique des années 50. On est en droit, après coup, d’attendre de lui plus d’humilité, moins d’arrogance face aux défaillances des autres. Mais que dit-il pour sa défense ? Il dit que, comme bien d’autres jeunes de son époque, il a aimé tout ce qu’il pouvait y avoir de romantique et d’aventureux dans la vie qu’offraient les Jeunesses hitlériennes (HJ) et le Reichsarbeitsdienst (RAD). Il reconnaît qu’il n’a pas su, qu’il a été incapable de voir et de reconnaître ce qui se passait autour de lui, qu’il a omis de poser les questions qu’il aurait fallu poser. Si ce n’était que cela, il n’y aurait rien de bien nouveau. Carola Stern4 (née en 1925) a aussi réclamé pour elle d’avoir été séduite par les feux de camp et d’avoir été, avec enthousiasme, chef de groupe au sein du Bund deutscher Mädel (BDM) avant d’être une des journalistes engagées les plus remarquées du Westdeutscher Rundfunk. Franz Fühmann5 (né en 1922) a été également de ces jeunes qui ont suivi le même parcours (HJ, RAD puis Wehrmacht). Même quand G. Grass ajoute qu’avec le recul du temps, il se reproche de n’avoir pas voulu savoir, il ne va pas plus loin que tous ces écrivains de l’après-guerre devenus hostiles au national-socialisme, au IIIe Reich et à Hitler en réaction à ce qu’ils ont entrevu puis, avec le temps, perçu et compris. Là n’est donc pas le vrai problème.

G. Grass évoque, avec beaucoup de distance, l’enfant et l’adolescent qu’il a été, comme s’il lui était devenu entre-temps étranger, mais il est aussi suffisamment écrivain pour chercher à faire comprendre, en le communiquant à son lecteur, l’enthousiasme du jeune hitlérien qu’il a été : il recourt alors au « nous » collectif ! Il expose ensuite, non sans détours qui témoignent de la difficulté – réelle ou feinte ? – qu’il a à passer à cet aveu, comment il en est venu à être enrôlé dans les Waffen SS. A quinze ans, il s’était seulement porté volontaire pour servir dans un sous-marin (d’où l’allusion au costume de marin dans la couverture du Spiegel), par enthousiasme juvénile pour les grands faits d’arme dont les actualités cinématographiques se faisaient l’écho, mais aussi pour échapper à l’étroitesse du milieu familial, et plus encore à la promiscuité d’un deux-pièces trop exigu pour une famille de quatre personnes. Il avait été renvoyé parce que trop jeune, son tour viendrait bien assez vite, lui avait-on dit au bureau de recrutement, la guerre réclamerait bien assez tôt son dû, la Wehrmacht ne l’oublierait pas, le moment venu ! Un engagement volontaire resté, dans un premier temps, sans suite. Puis, un beau jour de septembre 1944, peu avant ses 17 ans, l’ordre de mobilisation était arrivé, il s’était rendu à Berlin, de là il avait été envoyé en formation en Bohême et affecté à la division SS Frundsberg. Le jeune Grass ne se pose pas trop de questions et imagine que, dans son romantisme guerrier, il avait vu dans cette division portant le nom d’un des chefs de guerre de la Ligue Souabe pendant la Guerre des paysans une dimension de libération et une dimension européenne. Ensuite vinrent les champs de bataille, sans exploit et sans gloire, la défaite, l’effondrement, la reddition et la captivité. Grass ne fait pas seulement un aveu tardif, il se torture mentalement pour essayer de comprendre le gamin qu’il a été. C’est qu’il sait que l’association de son nom aux deux S runiques des Waffen SS le confronte non seulement à la représentation qu’il a de lui-même, mais à l’évaluation que la société et l’histoire font et feront de lui. C’est bien d’ailleurs pourquoi, à son retour de captivité, il a, comme tant d’autres, préféré occulter ce compromettant épisode de sa vie, se contentant de s’inscrire dans la génération des « Flakhelfer ». N’avons nous pas là un premier indice de la véritable portée de cet aveu tardif ?

G. Grass n’a pas eu, comme Joachim Fest6, la chance de grandir dans une famille bourgeoise qui a été, tout au long du IIIe Reich, un modèle de refus du nazisme, il est, par contre, représentatif de la génération des « Flakhelfer », de cette authentiquement jeune génération qui inquiétait, au lendemain de la guerre, les puissances d’occupation parce qu’elle avait été, pour l’essentiel, socialisée sous le IIIe Reich, mais dans laquelle celles-ci mettaient aussi leurs espoirs : ayant été témoins et acteurs de l’aventure meurtrière du IIIe Reich, leur expérience personnelle leur avait permis de corriger ce que leur formation (déformation) leur avait apporté. Le chef du Bureau de l’Education publique à Baden-Baden, Raymond Schmittlein, écrivait, à leur propos, en 1948, dans un rapport sur la rééducation du peuple allemand7 que ces jeunes Allemands avaient « compris le caractère criminel de l’hitlérisme et (étaient) particulièrement indignés d’en avoir été les complices inconscients ». Sans doute n’étaient-ils pas encore acquis à la démocratie, mais R. Schmittlein exprimait la conviction que « cette partie de la jeunesse sera demain à celui qui lui parlera de justice. » Il fallait donc envisager un programme de rééducation pour lui permettre de se libérer des chaînes d’une pensée imposée et lui apprendre à penser par elle-même. Pour réintégrer dans la vie civile les jeunes clandestins, les Français s’associèrent, à l’époque, à Heinrich Hartmann, un ancien bras droit de Baldur von Schirach, chef de la HJ, et créèrent, à l’initiative de ce dernier, en 1949, le Internationaler Bund für Kultur- und Sozialarbeit8, un des piliers du rapprochement entre jeunesses française et allemande, un des vecteurs de la démocratisation des jeunes allemands à la recherche de nouveaux repères, au lendemain de la guerre.

Ne serions-nous pas devenus en 2006 de beaucoup plus intransigeants qu’après 1945 quand il s’agissait de ne pas laisser à l’abandon des jeunes dont on comprenait alors que, s’ils avaient fait la guerre avec enthousiasme, ils en avaient été aussi les victimes et qu’il ne fallait pas les stigmatiser si on voulait leur ouvrir une perspective et les conduire à la démocratie ? G. Grass est, avec bien d’autres intellectuels et écrivains de sa génération, qui se sont ouverts à l’engagement politique en faveur d’une démocratie radicale en réaction contre le IIIe Reich, la preuve que le pari fait en 1945 a été tenu. Comme d’autres, il a caché par honte et par peur des conséquences, une partie de sa biographie : son aveu lui fait perdre son aura de héros irréprochable, en même temps il le rend plus humain et nous rappelle que personne ne sort vraiment indemne d’une guerre ou d’une dictature. Les meilleurs ont un secret caché qui n’est apparu au grand jour qu’avec le temps. La performance dès lors de cette génération n’est-elle pas d’avoir réussi cette difficile conversion du national-socialisme à la démocratie occidentale ? N’est-ce pas cela qu’il conviendrait de faire ressortir dans cet aveu de G. Grass ? Pour éviter de réduire une biographie de près de 80 ans aux deux lettres runiques d’un uniforme porté par un engagé de 17 ans, qui, dans le civil, n’était encore qu’un simple élève (Schüler-pupil) ! On trouve déjà sur internet des articles qui affirment que G. Grass a passé des années dans les Waffen SS. Pour un intellectuel radical tel que Walter Jens ou Walter Höllerer, un germaniste comme Peter Wapnewski, l’essentiel serait aujourd’hui de savoir s’ils ont adhéré, qui en 1942, qui en 1941 ou 1940, au NSDAP ou s’ils y ont été introduits à leur insu, alors qu’aucune activité au sein du parti nazi n’a pu leur être reprochée et que, quand bien même ils auraient adhéré, dans ces années de guerre, dans un souci de préservation, leur adhésion leur aurait, au pire, valu en 1945 d’être blanchis comme adhérents purement nominaux. Leur combat pour la démocratie après la guerre, oublié ? Certes, il est des cas troublants comme celui de Hans Schwerte, germaniste de formation, entré dans la SS en 1937 comme spécialiste de la recherche généalogique, déclaré disparu après la guerre et qui réapparaît sous une nouvelle identité. Sous le nom Hans Ernst Schneider, il refait des études de germanistique après 1945 et entame une carrière qui le conduira jusqu’aux fonctions de Recteur de l’Université technique d’Aix-la-Chapelle9.

Et pourtant ceux qui se réclament le plus fort de la morale et de la vertu pour jeter la première pierre ne sont-ils pas, décidément, les vrais Pharisiens ? Cette question rhétorique pourrait être une bonne chute pour une conclusion et pourtant, on ne peut en rester tout à fait là : en effet, il faut être sûr que comprendre sans accuser ne conduit pas à pardonner inconsidérément, pour reprendre, en la transformant, la formule de Thomas Medicus (cf. dans ce même numéro l’entretien accordé à C. Hähnel-Mesnard), que cela n’incite pas à la relativisation voire au révisionnisme. En écrivant Im Krebsgang et en cherchant à garder le dernier mot sur sa biographie – rien n’est moins sûr qu’il en soit ainsi – par son aveu, G. Grass restitue l’Allemagne et les Allemands dans la totalité de leur passé. Ce faisant, il contribue sans aucun doute à l’émergence d’une nouvelle identité que confusément encore ceux-ci cherchent à définir depuis la fin de la guerre froide. Grass peut encore servir de référence, mais il faut aussi donner raison à ces jeunes auteurs – la génération des petits-enfants - qui réclament à cor et à cri de sortir toutes les histoires de famille pour les soumettre à une nouvelle évaluation qui soit à la fois expiatoire, émancipatoire et tournée vers l’avenir.

1 FAZ, 12.08.2006

2 G. Grass, Beim Häuten der Zwiebel, Göttingen (Steidl Verlag) 2éme éd., 2006, 480 p.

3 Cf. R. Giordano, Die zweite Schuld oder Von der Last Deutscher zu sein, Hamburg (Rasch und Röhring) 1987.

4 Cf. C. Stern, Doppelleben, Cologne (Kiepenheuer & Witsch) 2001. Le titre ne fait pas allusion à une double vie sous le IIIe Reich, mais au fait que C. Stern a été pendant la guerre froide un agent au service des USA alors qu’elle était en RDA membre du SED.

5 Cf. C. Sebisch, « F. Fühmann, un écrivain ‚bourgeois’ dans un pays socialiste" in AA, No 63/1978, pp. 127-134. Né en 1922 à Rochlitz an der Iser, F. Fühmann a adhéré, après l’annexion des Sudètes en 1938, à l’Organisation des cavaliers de la SA (Reiter-SA) puis fait la guerre en Russie et en Grèce dans les renseignements.

6 Né en 1926, J. Fest a intitulé son autobiographie, parue en 2006, peu avant sa mort, Ich nicht. Erinnerungen an eine Kindheit und Jugend, Reinbek (Rowohlt).

7 Cf. R. Schmittlein, « La rééducation du peuple allemand » in J. Vaillant (éd.), La dénazification par les vainqueurs. La politique culturelle des occupants en Allemagne 1945-1949, Lille (PUL) 1981, pp. 139-156.

8 Cf. H. Humblot, “Contrôle et incitation des mouvements de jeunesse en Wurtemberg du Sud" in J. vaillant (éd.), op. cité, pp. 37-52.

9 Interrogé sur les accusations portées par l’Internationales Germanistenlexikon 1800-1950 ( 3 vol. , éd. par Christoph König, Berlin/New York (De Gruyter) 2003) contre W. Höllerer et W. Jens par la FAZ (22.12.2003), G. Grass livre une réaction et fournit une analyse qui mérite d’être relue à la lumière de son aveu d’aujourd’hui. Il s’exprime également sur le cas de H. Schwerte qu’il estime, à juste titre, être complètement différente de par ses activités effectives comme membre de la SS. Le Germanistenlexikon, réalisé avec le soutien de la Deutsche Forschungsgemeinschaft, reste cependant un ouvrage essentiel pour comprendre l’histoire d’une discipline à travers les âges.